Des militants détenus sont soumis à un chantage pour signer des engagements illégaux
Au Liban, des défenseurs des droits humains sont soumis à un chantage pour signer des déclarations illégales dans lesquelles ils s'engagent à ne plus commettre certains actes en échange de leur libération, a appris Amnistie internationale.
Plusieurs personnes ont été arrêtées récemment pour avoir exprimé leur opinion politique ou en raison de leur militantisme en faveur des droits humains, et ont été détenues, interrogées et soumises à des actes d'intimidation avant de se voir ordonner de signer ces engagements en échange de leur libération.
« Ces soi-disant engagements ne sont rien d'autre qu'une manœuvre d'intimidation et n'ont aucun fondement légal en droit libanais, a déclaré Lynn Maalouf, directrice des recherches sur le Moyen-Orient à Amnistie internationale.
« Les autorités s'en servent pour réduire au silence les militants et les personnes qui n'auraient, au départ, jamais dû être arrêtés.
« Des militants pacifiques comptent parmi ceux qui sont détenus et interrogés, puis soumis au chantage d’être libérés à condition de signer ces engagements. C'est un signe inquiétant de la dérive des autorités vers la restriction des droits des citoyens d'exprimer librement leur opinion ou de mener des activités en faveur des droits humains. »
Ces engagements sont un morceau de papier tamponné par les forces de sécurité et militaires concernées, sur lesquels les détenus s'engagent par écrit à ne plus commettre tel ou tel acte. Ils n'ont aucun fondement légal en droit libanais et ne sont pas juridiquement contraignants. Les militants qui connaissent leurs droits refusent souvent de signer, et sont tout de même libérés.
Amnistie internationale a examiné plusieurs cas dans lesquels les garanties d'une procédure régulière – notamment le droit à un avocat – n'ont pas été respectées. En outre, des militants ont déclaré qu'ils avaient été témoins d'actes de torture et d'autres mauvais traitements infligés pendant leur détention.
Autre fait inquiétant, Amnistie internationale a découvert que les autorités militaires et les services de sécurité avaient un accès détaillé aux données personnelles de nombreux militants, notamment à des versions imprimées de leurs échanges sur WhatsApp et par textos, et de leurs appels téléphoniques.
Les engagements : une manœuvre d'intimidation
Par le passé, les Forces de sécurité intérieure du Liban utilisaient ces engagements dans les postes de police locaux pour intimider les personnes accusées d'agression dans des litiges ou dans des cas de violence domestique. Elles invitaient les accusés à signer un engagement de ne pas répéter leur comportement, qui était conservé comme un enregistrement semi-officiel de l'infraction présumée en cas de récidive.
Cependant, depuis 2014, cette pratique s’est ancrée au sein de divers services militaires et de sécurité, notamment le bureau de lutte contre la cybercriminalité et d'autres bureaux placés sous l’autorité de la Direction générale de la sécurité générale, les services du renseignement des Forces de sécurité intérieure et les services de renseignement militaire.
« Nous constatons que les services militaires et de sécurité utilisent de plus en plus les engagements pour réduire au silence les détracteurs ou toute personne dont la conduite ne leur convient pas, a déclaré Lynn Maalouf.
« Ces manœuvres illégales visant à faire taire certains acteurs de la société doivent cesser. Il faut respecter et protéger le droit à la liberté d’expression. Nul ne doit être arrêté ni menacé pour avoir exprimé, de manière pacifique, son point de vue. »
Amnistie internationale demande aux autorités libanaises de cesser de se servir des engagements illégaux, de protéger la liberté d'expression, de respecter le droit à la liberté et à la sécurité des personnes, de veiller à ce que les suspects et les détenus soient traités avec humanité et dans le respect de leurs droits à une procédure régulière, de traiter les mineurs (âgés de moins de 18 ans) dans le respect des règles de la justice pour mineurs, qui précisent qu'ils ne doivent être placés en détention qu'en dernier recours, et de mener une enquête rapide et impartiale sur les allégations de torture et de mauvais traitements dans les centres de détention.
Un adolescent détenu pour une photo sur WhatsApp
Youssef Abdallah, 15 ans, a été arrêté après avoir changé sa photo de profil sur le service de messagerie WhatsApp pour une image contenant un texte désobligeant à l'égard du président libanais Michel Aoun et de son parti.
Le 19 juin 2018, les services du renseignement de l'armée ont convoqué Youssef Abdallah et son père Georges pour les interroger. Ils ont retenu Youssef pour l’interroger et ont demandé à son père de partir, ce qu'il a refusé de faire. Il a insisté pour retourner dans la salle d'interrogatoire où il a vu son fils menotté et les yeux bandés, en l'absence d'un avocat ou d'un travailleur social. Un avocat a demandé à assister à l'interrogatoire, mais l'armée ne lui a pas permis de rencontrer l'adolescent.
Youssef Abdallah a été libéré le lendemain à minuit, après avoir passé environ 38 heures en détention. Pendant ce laps de temps, il a été interrogé sur la source de l'image et sur son éventuelle connaissance de personnes ayant insulté le président. Il a raconté avoir entendu des insultes et des cris pendant sa détention.
Youssef Abdallah a été relâché après qu’il a, ainsi que son père, signé des déclarations dans lesquelles ils s'engageaient à ne jamais plus insulter le président ni son parti. Il n’a été inculpé d’aucune infraction. Georges a déclaré : « Je pensais avoir perdu mon fils, je pensais qu'ils l'avaient torturé à mort. Nous n'arrivions pas à dormir, nous perdions l'esprit. Lorsque je l'ai vu, j'ai lu l'horreur dans ses yeux. Mon fils en a trop vu et trop entendu. Ce n'est pas le Liban, et nous ne sommes pas en 2018. »
Un défenseur palestinien des droits humains détenu
Ghassan Abdallah, directeur de l'Organisation palestinienne pour les droits humains (OPDH), ONG bien établie qui s'occupe des droits des réfugiés palestiniens au Liban, a été convoqué par la Direction générale de la sécurité générale et interrogé le 14 mai 2018.
L'interrogatoire était centré sur les déplacements et les rencontres de Ghassan Abdallah à l'étranger, l'appartenance de l'OPDH au Réseau euro-méditerranéen des droits humains (REMDH) et sur d'éventuelles associations « israéliennes » impliquées, ainsi que sur la nature des relations de travail et personnelles entre l'OPDH et ces associations. Ghassan Abdallah a également été interrogé sur ses séjours en Palestine et sur les appels téléphoniques qu'il recevait de là-bas.
Ghassan Abdallah a ensuite été emmené au quartier général des services du renseignement dans le quartier de Yarzeh, à Beyrouth, où il a de nouveau été soumis à une série d'interrogatoires et détenu jusqu'au lendemain. Une fois l'interrogatoire terminé, on lui a demandé de signer une déclaration dans laquelle il s'engageait à ne pas retourner en Palestine ou tout au moins à demander la permission avant de s'y rendre de nouveau. Il a refusé de signer. Ghassan Abdallah a par la suite été informé que c'était un test pour savoir s'il signerait ou non, car de tels engagements n'existent pas.
Pendant sa détention, Ghassan Abdallah a été témoin des mauvais traitements infligés aux détenus étrangers, particulièrement aux Syriens. Il a vu des détenus menottés avec les mains derrière le dos, les yeux bandés, roués de coups de pied, et contraints de rester debout pendant des périodes prolongées. Au total, il a passé environ 50 heures en détention sans pouvoir consulter un avocat, avant d’être remis en liberté sans inculpation.
Le coordinateur de la marche des fiertés de Beyrouth arrêté
Les militants pour les droits des lesbiennes, des gays et des personnes bisexuelles et transgenres (LGBT) au Liban ont organisé des événements pour marquer la Journée internationale contre l'homophobie et la transphobie en mai 2018. Hadi Damien, coordinateur de la marche des fiertés de Beyrouth, a été arrêté le 14 mai 2018 par les Forces de sécurité intérieure du Liban. Il a été emmené au poste, où il a dû passer la nuit, dans une cellule conçue pour cinq personnes mais qui en contenait semble-t-il ce soir-là 39.
Il a ensuite été convoqué pour interrogatoire à 11 heures le lendemain matin, pour des faits d’« incitation à la débauche » et d’« atteinte aux bonnes mœurs ». Les Forces de sécurité intérieure du Liban ont utilisé des termes désobligeants pour parler des LGBT et ont affirmé avoir reçu une version en arabe du programme de la marche des fiertés de Beyrouth qui listait des événements incitant à la « débauche ». Il s'est avéré par la suite que ce programme était un faux.
Le procureur général de Beyrouth a alors annulé tous les événements organisés dans le cadre de la marche des fiertés de Beyrouth à l'occasion de la Journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie 2018 et aurait proposé à Hadi Damien deux options : signer un engagement aux termes duquel il reconnaissait la décision du procureur général, ou être officiellement arrêté pour avoir coordonné des événements qui « incitaient à la débauche et à l'immoralité » et « portaient atteinte aux bonnes mœurs ». Hadi Damien a signé cet engagement et a été libéré.