• 17 avr 2018
  • Tunisie
  • Communiqué de presse

Les tentatives d'obstruction au travail de l'instance Vérité et Dignité portent atteinte aux droits des victimes et menacent la justice transitionnelle

Les récentes tentatives d'obstruction, de la part de l'Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) en Tunisie, au travail de l'instance Vérité et Dignité visent à bloquer le processus de reddition de comptes, que les victimes attendent depuis plusieurs décennies, a déclaré Amnistie internationale le 17 avril 2018. Le 26 mars, l'ARP a refusé la prolongation de sept mois du mandat de l’Instance Vérité et Dignité (IVD).

Quelques jours plus tard, le 29 mars, Mabrouk Korchid, qui supervise le chargé du contentieux de l’État, a publié une déclaration sur la page officielle sur Facebook du ministère des Domaines de l'État, dans laquelle il indique que le budget de l'Etat ne doit pas être alourdi par des réparations versées pour des erreurs individuelles commises par certains représentants de l'État par le passé. Il a également précisé que la coopération entre l'institution qu'il représente et l'IVD se terminera quand le mandat de cette dernière prendra fin, conformément à ce qui a été prévu par le législateur et la loi.

Ces tentatives d'obstruction interviennent à un moment où l'IVD commence à renvoyer devant la justice criminelle des cas de violations des droits humains commises dans le passé, ce qui représente l'un des rares moyens d'obtenir le respect de l'obligation de rendre des comptes pour les crimes commis par les forces de sécurité.  Le processus de justice transitionnelle en Tunisie n'a jamais été aussi compromis, et les autorités doivent faire le nécessaire pour garantir la coopération des institutions de l'État avec l'IVD, au lieu de tenter de saborder ses activités, a déclaré Amnistie internationale.

Le 26 mars, l'Assemblée tunisienne a tenu une séance plénière très contestée lors de laquelle elle a voté contre la prolongation jusqu'à la fin de 2018 du mandat de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), portant ainsi atteinte à l'indépendance de cette instance. Ce vote a été sujet à controverse en raison d'un désaccord au sein de l'ARP au sujet de sa légalité, et d'un certain nombre d'irrégularités telles que l'absence de quorum. La loi organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation, qui a créé l'IVD, prévoit que le mandat de l'IVD peut être prolongé une fois pour une année à la suite d'une décision motivée de l’Instance et soumise à l'assemblée chargée de législation (article 18). Le 27 mars, l'IVD a annoncé lors d'une conférence de presse qu'elle poursuivra ses activités jusqu'à la fin de l'année 2018 malgré le vote de l'ARP.

Il ne s'agit pas de la première tentative visant à saper le travail de l'IVD.  L'IVD a notamment motivé sa décision de prolonger son mandat en invoquant le manque de coopération d'institutions de l'État telles que le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Défense en ce qui concerne ses investigations. Au cours des deux dernières années, le ministère de l'Intérieur n'a pas donné suite aux demandes de l'IVD visant à obtenir un accès aux archives de la police politique. La justice militaire, qui dépend du ministère de la Défense, a refusé de transférer à l'IVD les archives relatives à des procès militaires liés à des violations des droits humains.

L'IVD a le droit, en vertu des dispositions de la loi portant sa création, de mener une enquête sur tout représentant de l'État qui refuse de donner suite à ses demandes d'information ou à ses convocations. L'article 66 de la loi relative à la justice transitionnelle prévoit de sanctionner d'une peine allant jusqu'à six mois d'emprisonnement toute personne qui entrave délibérément les travaux de l'IVD ou qui refuse de lui fournir les documents ou les informations qu'elle demande.

L'un des points les plus significatifs du mandat de l'IVD est qu'elle est habilitée à renvoyer des cas en procès devant les 13 chambres criminelles spécialisées en justice transitionnelle. L'IVD a saisi les chambres spécialisées de deux affaires jusqu’à maintenant ; une affaire  de disparition forcée et une affaire de mort sous la torture. L'unité d'enquête de l’IVD mène des investigations sur plusieurs centaines de cas de victimes de violations, notamment sur des cas de mort en détention, de torture et de détention secrète et arbitraire. C'est là l'une des raisons pour lesquelles l'IVD a décidé qu'elle avait besoin de davantage de temps pour mener à bien ses investigations et engager des poursuites.

Si l'IVD ne peut pas disposer de suffisamment de temps et obtenir la coopération nécessaire pour saisir la justice de tous les cas éligibles de violations des droits humains, cela portera un coup dévastateur à la justice transitionnelle et au droit des victimes à la justice, à la vérité et à des réparations.

L'IVD est également chargée de soumettre un rapport exhaustif comprenant : ses conclusions à l'issue des vérifications et enquêtes menées ; l'identification des responsables ; les motifs des graves violations des droits humains et des recommandations visant à la non-répétition de telles violations à l'avenir. Ce rapport doit également comporter des recommandations sur les mesures qui doivent être prises afin de parvenir à la réconciliation nationale. L'article 67 de la loi relative à la justice transitionnelle prévoit en outre que les recommandations de l'IVD doivent inclure des mesures et réformes institutionnelles et législatives, telles que l'assainissement des institutions de l'État, afin de veiller à ce que les personnes déclarées coupables de corruption et de violations des droits humains ne soient plus en mesure de commettre de nouveau de tels crimes. Le gouvernement sera tenu de mettre en œuvre ces recommandations qui constituent le chemin pour empêcher le retour de l'oppression et consolider l'Etat de droit.

La tentative visant à bloquer les activités de l'IVD reflète le climat d'impunité qui prévaut pour les violations des droits humains en Tunisie, ainsi que l'absence de volonté politique de combattre cette impunité. En février 2018, à la suite des enquêtes menées sur des membres d'une brigade judiciaire accusés de torture, le Syndicat des fonctionnaires de la direction générale des unités d'intervention a publié une déclaration appelant tous les agents et responsables des forces de sécurité à ne pas exercer leurs fonctions au tribunal de première instance de Ben Arous tant que les agents accusés de torture n'auront pas été remis en liberté. Le même jour, de nombreux membres des forces de sécurité ont occupé l'enceinte du tribunal afin de faire pression sur le juge pour relâcher les accusés. Le mois dernier, Amnistie internationale et 15 autres ONG ont publié une lettre ouverte conjointe adressée au chef du gouvernement attirant son attention sur les entraves récurrentes au bon fonctionnement de la justice imputables à des membres des forces de sécurité, et sur le fait que cela perpétue l'impunité.

Plus de 62 000 victimes de violations des droits humains comptent sur l'IVD pour qu'elle fasse respecter leur droit à la vérité et à la justice pour les crimes qui restent impunis depuis plusieurs décennies ; le fait d'empêcher l'IVD d'accomplir son mandat reviendrait à trahir toutes ces victimes, a déclaré Amnistie internationale.