« On demandait juste que nos droits soient respectés ». Les autorités tunisiennes punissent la mobilisation en faveur des droits socio-économiques et environnementaux

Dans un contexte de hausse du coût de la vie et de crise environnementale, et bien qu’elles se soient engagées à plusieurs reprises à défendre la justice économique et sociale pour les plus démunis, les autorités tunisiennes ont, au cours des cinq dernières années, pris pour cible des personnes appartenant à des communautés marginalisées et défavorisées qui avaient manifesté pacifiquement ou fait grève en relation avec des questions socio-économiques et environnementales, écrit Amnistie internationale dans un nouveau rapport rendu public mardi 17 juin.
Ce rapport, intitulé On demandait juste que nos droits et notre dignité soient respectés, souligne qu’en utilisant des accusations d’« entrave », à la définition vague, les autorités tunisiennes ont arrêté, soumis à des enquêtes et poursuivi des personnes ayant manifesté de manière pacifique ou fait grève contre de mauvaises conditions de travail, contre la pollution ou pour l’accès à l’eau.
Entre février 2020 et janvier 2025, les autorités ont pris pour cible au moins 90 manifestant·e·s, militant·e·s, syndicalistes et travailleurs·euses pacifiques ayant simplement exercé leur droit à la liberté de réunion pacifique, leur droit de former un syndicat et d’y adhérer, et celui d’organiser des grèves et d’y participer.
« Le droit à la liberté de réunion pacifique est essentiel à la bonne santé d’une société et constitue un moyen crucial de renforcer les droits humains et de protéger les droits des travailleurs et travailleuses », a déclaré Sara Hashash, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnistie internationale.
« Ce rapport met en évidence un schéma inquiétant, dans lequel le militantisme pacifique donne lieu à une criminalisation injuste, généralement au niveau local, où des communautés ou des travailleurs·euses se sont mobilisés afin de défendre leurs droits socio-économiques ou environnementaux les plus fondamentaux. Il s’agit d’une forme moins visible de la répression de l’opposition pacifique, dans le cadre d’une politique plus large attaquant les droits humains et l’état de droit en Tunisie, et qui menace encore davantage l’espace civique dans le pays.
« Au lieu de porter de vagues accusations d’"entrave" pour étouffer ou sanctionner l’expression d’une opposition pacifique ou d’un mécontentement liés à des droits fondamentaux en matière d’environnement ou de travail, les autorités tunisiennes doivent s’efforcer de préserver et de faire respecter le droit à la liberté de réunion pacifique, conformément à leurs obligations internationales en matière de droits humains. »
Amnistie internationale a enquêté sur neuf affaires illustrant une tendance plus large à la criminalisation des rassemblements pacifiques pour « entrave ». Il est probable que ces affaires ne soient pas suffisamment signalées, en raison du lieu où elles se déroulent, du fait que les communautés concernées n’aient pas accès aux organisations de défense des droits humains, et de la crainte de représailles de la part des autorités et des employeurs.
L’organisation a recueilli les propos de 26 personnes, huit de leurs avocats et quatre de leurs proches afin de rassembler des informations sur ces cas, qui ont impliqué des enquêtes, des arrestations ou des poursuites menées contre 90 personnes sur la base d’accusations d’« entrave ». Ces dispositions formulées de manière vague ne respectent pas le principe de légalité et ne concernent pas une infraction pénale reconnue par le droit international.
Les poursuites judiciaires ont été engagées en représailles à des rassemblements pacifiques ou des actions syndicales souvent organisés en affiliation avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), et visaient à dissuader les manifestant·e·s et toute autre personne de participer à de futures actions de protestation et grèves. Parmi les personnes visées, 16 ont été arrêtées et maintenues en détention pour des périodes allant de trois jours à 20 mois. Parmi les personnes visées figurent des résident·e·s et des militant·e·s des droits environnementaux ayant manifesté afin de défendre leur droit à l’eau et à un environnement sain, ainsi que des travailleurs·euses et des syndicalistes ayant organisé des actions de contestation et des grèves pour protester contre les conditions d’embauche et de travail.
Une gréviste employée dans une usine de chaussures de Kairouan a ainsi déclaré : « C’était la goutte qui a fait déborder le vase. Nous avons décidé de passer à l’action […] Nous n’avons aucune protection contre les produits chimiques que nous utilisons dans l’usine […] En été, nous devons travailler à des températures extrêmement élevées ; il n’y a pas d’eau et notre bien-être n’est pas du tout respecté […]. Si vous tombez malade, votre salaire est réduit […] Si vous ne pouvez pas travailler [à cause d’une blessure ou maladie], vous êtes renvoyé […] Les violences verbales et les insultes sont constantes. »
Elle a expliqué que des employé·e·s ont été convoqués par la police en novembre 2024 juste avant une réunion de constitution pour la formation d’un nouveau syndicat : « [Ils] voulaient que nous déclarions [que nous avions été] manipulés pour [commettre] une illégalité, ou que nous avions d’autres motifs douteux, mais c’était infondé. On demandait juste que nos droits et notre dignité soient respectés. »
Si la plupart des personnes concernées ont été déclarées coupables et condamnées à des amendes ou des peines de prison avec sursis, ou n’ont pas été maintenues en détention durant le procès, ces pratiques ont un effet dissuasif sur celles et ceux qui envisagent d’exprimer des préoccupations en relation avec leurs droits sociaux, économiques et environnementaux.
Un résident de la ville de Bargou, dans la région de Siliana (nord du pays), ayant participé à une manifestation sur l’accès à l’eau en février 2023, a déclaré : « C’était à peine une manifestation, nous nous tenions au bord de la route avec des panneaux, il n’y a eu aucune perturbation. Ils [la police] ont convoqué des dizaines de personnes pour ça. »
Un militant de la région de Sfax (est du pays) déclaré coupable d’implication au sein d’un mouvement de protestation en faveur de l’environnement en juin 2023, a déclaré à Amnistie internationale : « Tout le monde a été traduit en justice. C’était une manière de nous faire taire […], de nous dire de la fermer, sans quoi nous irions en prison ».
En février 2020, des travailleuses du secteur forestier ont été convoquées à Sfax à la suite d’un sit-in organisé pour protester contre leurs conditions de travail. La police leur a demandé de signer des déclarations dans lesquelles elles s’engageaient à ne plus manifester, ce qui était contraire à leur droit de réunion pacifique.
Cette tendance est renforcée par le fait que, dans cinq des cas recensés, des violations graves du droit à un procès équitable et à une procédure régulière ont été commises, notamment lorsque des accusé·e·s ont été privés des droits à l’information et à une défense adéquate.
Dans huit des neuf cas examinés, les autorités ont invoqué l’article 136 du Code pénal, relatif à l’« entrave au travail », et dans un cas, l’article 107 du Code pénal, sur l’« obstacle à un service public ».
Des charges d’« entrave » ont parfois également été retenues parmi les différentes accusations portées contre des personnalités du monde politique et de la société civile ayant exprimé leur opposition au président Kaïs Saïd, comme par exemple Anas Hmedi, juge, et Abir Moussi, dirigeant d’un parti d’opposition.
« L’application arbitraire de ces dispositions juridiques à la définition vague relatives à l’"entrave", associée à des violations du droit à un procès équitable, bafoue les obligations auxquelles la Tunisie est tenue en vertu du droit international relatif aux droits humains, et envoie un message dissuasif à quiconque ose revendiquer ses droits », a déclaré Sara Hashash.
« Les autorités tunisiennes doivent immédiatement annuler les condamnations et abandonner les poursuites liées à la participation à des manifestations de rue pacifiques et à des grèves. Elles doivent aussi abroger les articles n° 107 et 136 du Code pénal ou les modifier afin qu’elles soient conformes aux normes internationales relatives aux droits humains. »
Après que le président Kaïs Saïed s’est emparé du pouvoir le 25 juillet 2021, les autorités tunisiennes ont lancé une action répressive d’une ampleur accrue contre les droits humains, notamment le droit à la liberté d’expression et toutes les formes d’opposition, en recourant à des lois répressives et des accusations infondées pour poursuivre et détenir arbitrairement des opposant·e·s politiques, journalistes, défenseur·e·s des droits humains et militant·e·s de la société civile, avocat·e·s et autres personnes perçues comme critiques, tout en érodant l’indépendance de la justice et l’état de droit.
Les droits aux libertés d’expression et de réunion pacifique sont protégés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et par la Charte africaine des droits humains et des peuples, auxquels la Tunisie est partie. Le droit international oblige les États à tolérer les perturbations temporaires, telles que les entraves à la circulation routière ou piétonne ou à l’activité économique, lorsqu’elles sont causées par des rassemblements pacifiques. Le seul fait de perturber la circulation des véhicules ou des piétons ne constitue pas de la violence.