Salvador. Amnistie internationale qualifie Ruth Eleonora López, Alejandro Henríquez et José Ángel Pérez de prisonniers d’opinion, dans un contexte de répression croissante

Depuis le début du second mandat présidentiel de Nayib Bukele, le Salvador a connu une augmentation alarmante des manœuvres de harcèlement, des persécutions et des poursuites visant des défenseur·e·s des droits humains, des journalistes, des militant·e·s, des voix critiques et des organisations de la société civile. Dans ce contexte, Amnistie internationale désigne l’avocate Ruth López, le défenseur de l’environnement Alejandro Henríquez et le pasteur et responsable communautaire José Ángel Pérez comme prisonniers d’opinion, et demande leur libération immédiate et sans condition.
« Ces détentions ne sont pas des événements isolés. Elles s’inscrivent dans un schéma systématique de criminalisation qui vise à réduire au silence celles et ceux qui dénoncent des atteintes aux droits humains, demandent justice et exigent la transparence de l’administration publique. L’intensification de ces pratiques ces dernières semaines est un signe clair de la rapidité avec laquelle le gouvernement de Nayib Bukele démantèle l’espace civique », a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnistie internationale.
« Le fait de désigner Ruth Eleonora López, Alejandro Henríquez et José Ángel Pérez comme prisonniers d’opinion est un acte dénonçant ces manœuvres et un témoignage de solidarité avec la communauté des défenseur·e·s des droits humains et des organisations de la société civile au Salvador. Il s’agit également d’un appel urgent à la communauté internationale afin qu’elle utilise tous les moyens possibles pour mettre un terme à cette dérive autoritaire et répressive, et exige des autorités salvadoriennes qu’elles cessent de poursuivre des défenseur·e·s des droits humains, et de persécuter les organisations de la société civile, ainsi que les médias et les journalistes indépendants. »
L’attribution de l’appellation de prisonnier d’opinion par Amnistie internationale repose sur une analyse rigoureuse des circonstances de la détention de la personne en question. Ce statut implique que cette personne a été privée de sa liberté uniquement en raison de ses convictions ou de caractéristiques protégées, ou des deux, et qu’elle n’a pas eu recours à la violence ni prôné la violence ou la haine dans les circonstances qui ont conduit à sa détention. Cela n’implique pas l’approbation de ses opinions ou de ses affiliations, mais une défense de son droit de les exprimer sans être persécutée pour cela.
Ruth López, avocate et responsable de l’Unité anti-corruption et justice de Cristosal, a été arrêtée le 18 mai 2025 sur la base d’accusations initiales de détournement de fonds. Par la suite, 15 jours après son arrestation, le bureau du procureur général a requalifié les faits en enrichissement illicite. D’après les informations dont dispose Amnistie internationale, il n’existe aucun élément permettant raisonnablement de soupçonner son implication dans ces crimes. Elle a été arrêtée en violation des normes d’équité des procès et dans le secret judiciaire, ce qui a été largement condamné par les organisations internationales et les mécanismes de protection régionaux et universels.
Ruth López est connue au niveau national et international pour sa lutte contre la corruption et sa défense de l’état de droit. En 2024, la BBC l’a classée parmi les 100 femmes les plus influentes du monde.
Alejandro Henríquez, avocat et défenseur de l’environnement, a été arrêté le 13 mai 2025 pour avoir participé à une manifestation pacifique contre l’expulsion forcée de la communauté d’El Bosque, où vivaient plus de 300 familles. Depuis son arrestation, il s’est vu refuser un accès immédiat et complet à sa défense juridique ou à des informations sur sa situation.
Après qu’un juge a décidé d’imposer six mois de détention provisoire, Alejandro Henríquez a été transféré à la prison de La Esperanza, où il est maintenant détenu au secret et où il est confronté à une surpopulation extrême et à un risque de traitements cruels, inhumains ou dégradants, notamment la torture.
José Ángel Pérez, pasteur évangélique, travailleur journalier et président de la coopérative El Bosque, a été arrêté le jour même de cette manifestation pacifique, pour les mêmes faits qu’Alejandro Henríquez. Depuis plus de 25 ans, il travaille en tant que responsable communautaire et aide ses paroissien·ne·s à lutter pour leurs droits. Les poursuites qui le visent constituent une nouvelle tentative de décourager l’action collective des communautés rurales.
José Ángel Pérez et Alejandro Henríquez ont été inculpés de troubles à l’ordre public et de résistance, même si, selon les informations dont dispose Amnistie internationale, l’accusation n’a pas démontré qu’il existait des motifs raisonnables permettant d’attester leur implication dans ces faits.
De la cooptation institutionnelle à une politique d’arrestations massives et de criminalisation sélective
L’utilisation abusive à grande échelle du système de justice pénale n’aurait pas été possible sans les réformes structurelles antérieures voulues par le président Bukele et l’Assemblée législative - contrôlée par le parti au pouvoir -, qui ont progressivement démantelé les mécanismes institutionnels d’équilibre des pouvoirs. Parmi les mesures les plus représentatives, on peut citer la destitution contraire aux règles des magistrats de la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême de justice et du procureur général, en mai 2021. À cela s’est ajoutée la réforme, approuvée en septembre, ayant imposé le départ obligatoire à la retraite de centaines de juges et de procureurs âgés de plus de 60 ans, sans que leurs remplaçants ne soient nommés dans le cadre de processus transparents ou sur la base de critères techniques, ce qui a gravement affaibli l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Cette capture institutionnelle s’est aggravée en 2022 avec l’instauration de l’état d’urgence, qui est resté en vigueur sans interruption et a été prolongé à plus de 39 reprises ; sans évaluation ni discussion appropriée, et sans aucun contrepoids interne, cela risque de devenir la nouvelle norme. Dans ce contexte, et en vertu du discours officiel relatif à la lutte contre les bandes criminelles, diverses réformes juridiques ont systématiquement fragilisé les garanties d’une procédure régulière. Le droit à un procès équitable a été quasiment anéanti au Salvador, laissant place à un cadre juridique qui permet et justifie la détention arbitraire, la tenue d’audiences collectives, le recours à des juges gardant l’anonymat, des restrictions excessives au droit à une véritable défense, l’élimination des limites à la détention provisoire, entre autres régressions. Ce nouveau cadre réglementaire a débouché sur le placement en détention de plus de 86 000 personnes, générant une crise carcérale sans précédent et une avalanche de plaintes pour torture, traitements cruels et inhumains, et décès en détention sous la responsabilité de l’État qui, à ce jour, n’ont pas fait l’objet d’enquêtes suffisantes.
Amnistie internationale et les organisations locales de défense des droits humains avaient déjà adressé des mises en garde contre la situation instable et les risques accrus auxquels étaient exposés les défenseur·e·s des droits humains et les voix critiques dans ce contexte, compte tenu de l’instrumentalisation de l’état d’exception dans le but de criminaliser leur action et des pratiques autoritaires mises en place par le président Bukele. Au mois de mars 2024, 34 cas de ce type avaient été signalés par des organisationslocales, dont celui d’une mère à la recherche de sa fille disparue.
« Le Salvador se trouve à un moment critique. La soumission du pouvoir judiciaire et l’adoption de réformes régressives ont permis au gouvernement Bukele de mettre en place une architecture institutionnelle et réglementaire conçue pour légaliser le contrôle, la répression et la criminalisation de personnes vivant dans la pauvreté et exprimant leur désaccord avec les autorités. Aujourd’hui, sous couvert de lutte contre la corruption, le président Bukele a l’intention d’utiliser ces mêmes outils pour s’attaquer aux personnes qui l’incommodent. Par le biais de procédures opaques et de nouvelles réglementations, il cherche à consolider le musellement de l’opposition. La communauté internationale doit agir de manière décisive », a déclaré Ana Piquer, directrice du programme Amériques d’Amnistie internationale.
Une intensification persistante et une loi visant à réduire la société civile au silence
Selon des données de la Mesa por el Derecho a Defender Derechos (Table ronde pour le droit de défendre les droits), les attaques contre les défenseur·e·s des droits humains et les journalistes ont considérablement augmenté ces dernières années, avec 100 cas recensés en 2020, 185 en 2021 et 182 en 2022. Ce chiffre est passé à 226 attaques en 2023 et 533 en 2024, soit une augmentation de 433 % par rapport à 2020.
L’approbation récente de la loi relative aux agents étrangers a renforcé la tendance à la réduction de l’espace civique au Salvador. Cette loi impose des restrictions arbitraires au droit à la liberté d’association et d’expression, notamment l’imposition d’une taxe de 30 % sur le financement international des ONG, permet leur dissolution, et prévoit la possibilité de sanctions pénales. Compte tenu du contexte de cooptation institutionnelle et de l’absence de mécanismes d’appel indépendants, cette loi est en fait un outil de persécution sélective contre les organisations de la société civile et les voix critiques qui demandent des comptes.
L’identité des trois personnes désignées comme prisonniers d’opinion par Amnistie internationale mardi 1er juillet reflète clairement les acteurs pris pour cible par le gouvernement Bukele : les responsables communautaires, les défenseur·e·s de l’environnement et du territoire, et toute personne qui dénonce les violations des droits humains ou réclame la transparence.
Ces désignations servent donc également à reconnaître tous ceux et celles qui, pour avoir exercé pacifiquement leurs droits au Salvador, font l’objet de poursuites injustes ou subissent une surveillance constante, des manœuvres de harcèlement et la menace persistante de poursuites judiciaires. Amnistie internationale souhaite par conséquent exprimer aussi sa solidarité avec d’autres victimes visées par des poursuites, dont les cas illustrent ce modèle répressif.
Amnistie internationale exhorte les autorités salvadoriennes à libérer immédiatement et sans condition les personnes citées mardi 1er juillet comme prisonniers d’opinion, et à cesser d’utiliser le système pénal à mauvais escient afin de persécuter les personnes qui exercent pacifiquement leurs droits. L’organisation réaffirme qu’aucune personne privée de liberté ne doit, en aucune circonstance, être soumise à des régimes spéciaux qui impliquent une détention au secret, ou la perte de ses droits aux visites familiales ou au contact avec leur avocat. Ces garanties minimales ne constituent pas des privilèges, mais des obligations fondamentales de l’État en vertu du droit international relatif aux droits humains. Enfin, Amnistie internationale demande l’abrogation des lois répressives telles que la loi relative aux agents étrangers, ainsi que des mesures liées à l’état d’urgence qui ont entraîné des violations des droits humains, et le rétablissement des principes d’équité et d’indépendance de la justice.