• 7 fév 2024
  • Jordanie
  • Communiqué de presse

Jordanie. Les autorités doivent cesser de réprimer le militantisme pro-palestinien

Les autorités jordaniennes doivent mettre fin à la forte répression qui a donné lieu à l’arrestation de centaines de personnes par les forces de sécurité et les services de renseignement depuis octobre 2023, au motif qu’elles avaient exprimé leur soutien en faveur des droits des Palestiniens à Gaza ou critiqué la politique du gouvernement à l’égard d’Israël, a déclaré Amnistie internationale. 

Au moins 1 000 personnes – des manifestant·e·s et des passant·e·s – ont été interpellées lors de manifestations en soutien à Gaza dans la capitale jordanienne Amman, au cours d’une période d’un mois entre octobre et novembre 2023. Au moins cinq autres ont été arrêtées entre novembre et décembre 2023, et inculpées en vertu de la loi relative à la cybercriminalité d’août 2023, en raison de publications sur les réseaux sociaux exprimant des sentiments pro-palestiniens, critiquant les accords de paix ou les accords économiques avec Israël et appelant à faire grève et à manifester.

« Nul ne devrait être arrêté ni poursuivi simplement pour avoir exprimé ses opinions au sujet du conflit à Gaza ou critiqué la politique de son gouvernement. Les autorités jordaniennes ont lancé une campagne de répression en s’appuyant sur une législation répressive, telle que la loi relative à la cybercriminalité, afin d’éradiquer tous les vestiges de liberté et de dissidence. Elles portent de manière éhontée de vagues accusations contre des personnes qui ne font qu’exercer leurs droits légitimes à la liberté d’expression et de réunion, a déclaré Diana Semaan, chercheuse sur la Jordanie à Amnistie internationale.

« Les autorités jordaniennes doivent libérer toutes les personnes détenues arbitrairement ou poursuivies uniquement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique, et abandonner les poursuites à leur encontre. Elles doivent également modifier la loi de 2023 relative à la cybercriminalité afin de l’aligner sur les normes internationales. »

En Jordanie, la Loi relative à la cybercriminalité repose sur une terminologie imprécise, vague et mal définie, criminalise tout discours susceptible d’offenser les responsables de l’application des lois et affaiblit l’anonymat en ligne.

Amnistie internationale a recensé les cas de six militant·e·s politiques, dont cinq ont été inculpés au titre de cette loi. Elle s’est entretenue avec trois avocat·e·s et des personnes ayant une bonne connaissance de ces dossiers et a examiné des chefs d’inculpation et des documents judiciaires, lorsqu’ils étaient disponibles, ainsi que les publications des accusés sur les réseaux sociaux.

Amnistie internationale a aussi interrogé deux avocats défendant des manifestant·e·s et des personnes arrêtées dans le secteur des manifestations. La plupart ont été inculpées d’infractions uniquement liées à l’exercice de leur droit à la liberté de réunion pacifique. Plusieurs, qui avaient été libérées par le tribunal dans l’attente du procès, ont de nouveau été arrêtées, placées en détention administrative et contraintes par le gouverneur local, comme condition de leur remise en liberté, de s’engager à ne plus prendre part à des manifestations.

Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnistie internationale a aussi vérifié des vidéos montrant des arrestations et a examiné des déclarations de médias et des autorités jordaniennes sur la répression en cours.

Poursuivis en justice pour des publications sur les réseaux sociaux

Trois avocats ont déclaré que depuis novembre 2023, les forces de sécurité jordaniennes ont arrêté au moins six militant·e·s politiques en raison de publications sur les réseaux sociaux exprimant des sentiments pro-palestiniens ou critiquant la politique de l’État jordanien à l’égard d’Israël et appelant à faire grève et à manifester.

En décembre 2023, le procureur a convoqué Ayman Sanduka, militant politique et professeur de mathématiques, pour l’interroger au sujet de son appel lancé sur les réseaux sociaux en faveur d’une grève générale. Selon son avocat, Ayman Sanduka avait également publié une lettre adressée au roi en octobre, dans laquelle il critiquait les relations diplomatiques qu’entretient la Jordanie avec Israël. Il a été détenu pendant un mois dans le cadre de l’enquête, avant d’être libéré dans l’attente de son procès. Le 24 janvier 2024, il a été condamné à trois mois de prison pour « diffamation d’un organe officiel » ; il a fait appel de ce jugement.

Pendant qu’Ayman Sanduka était détenu aux fins de l’enquête, le procureur de la Cour de sûreté de l’État l’a convoqué et inculpé au titre du Code pénal et de la Loi relative à la cybercriminalité. Cette Cour est une instance militaire qui ne respecte pas les normes internationales d’impartialité et d’indépendance et est souvent utilisée pour poursuivre des civils en violation du droit international. Ayman Sanduka est actuellement détenu par la sûreté de l’État dans l’attente de son procès.

Un manifestant arrêté lors de manifestations pro-palestiniennes en décembre 2023 pour avoir scandé des slogans hostiles au gouvernement a expliqué à Amnistie internationale que le procureur l’a inculpé au titre de la Loi relative à la cybercriminalité après la large diffusion de ces slogans sur Internet. Il a été détenu pendant quatre jours avant d’être relâché. Son procès est en cours devant un tribunal civil à Amman.

Amnistie internationale a examiné les documents judiciaires se rapportant à trois autres cas de personnes jugées par des tribunaux civils à cause de publications sur les réseaux sociaux. Ces documents mentionnaient des chefs d’accusation tels que « incitation à la sédition, aux conflits et à la haine », « envoi, transfert ou publication d’informations diffamatoires ou calomnieuses », « diffamation d’un organe officiel » et « publication d’images, d’informations ou de nouvelles concernant des représentants des forces de l’ordre », en vertu de la Loi sur la cybercriminalité. L’un des accusés a été libéré en janvier 2024 après avoir purgé sa peine de trois mois. Les deux autres sont toujours derrière les barreaux et purgent leur peine de trois mois d’emprisonnement prononcée en janvier dernier.

Libérés uniquement après s’être engagés à ne plus manifester

Selon deux avocats, les autorités ont continué d’arrêter des participants aux manifestations pro-palestiniennes à Amman, mais le nombre d’arrestations a diminué depuis début décembre 2023. Entre le 17 octobre et le 16 novembre 2023, elles ont procédé à plus de 1 000 arrestations, y compris de passant·e·s, lors de manifestations de soutien à Gaza : 700 ont été déférées devant le tribunal d’Amman pour des chefs d’accusation liés au Code pénal, tels que « commission d’actes de violence », « incitation à la discorde » et « dégradation de biens publics ». La plupart ont ensuite été libérées sous caution dans l’attente de leur procès. Les 300 autres ont été acquittées par le tribunal d’Amman.

Les gouverneurs locaux ont également invoqué la Loi de 1954 relative à la prévention de la criminalité pour placer en détention administrative certains des accusés, les détenant sans inculpation ni procès et ne les libérant sous caution qu’après qu’ils aient signé un document par lequel ils s’engagent à ne plus participer à des manifestations. La législation jordanienne n’offre pas aux personnes placées en détention administrative la possibilité de contester leur détention. 

En vertu du droit international et des normes internationales, les autorités ne doivent pas exiger d’une personne qu’elle s’engage à ne pas organiser des « réunions futures » ni à y participer. Aussi les autorités jordaniennes doivent-elles abroger la Loi relative à la prévention de la criminalité et veiller à ce que toute personne placée en détention administrative soit libérée ou inculpée d’une infraction reconnue, dans le respect des normes internationales.

Pas de possibilité de consulter un avocat

D’après une avocate, elle a représenté, avec des confrères, plus d’une dizaine de clients qui avaient été arrêtés arbitrairement par les forces de renseignement dans le cadre de manifestations pro-palestiniennes et maintenus en détention pendant au moins un mois sans pouvoir communiquer avec leur famille ni consulter un avocat, avant d’être libérés sans inculpation ou déférés devant la Cour de sûreté de l’État. Elle a cité le cas d’un étudiant en médecine qui, comme beaucoup d’autres, a été détenu pendant 95 jours après avoir manifesté :

« J’ai été autorisée à le voir une fois lorsqu’il a signé une procuration et c’est tout... J’ai sept autres cas [de personnes] qui ont été détenues par les forces de renseignement pour les mêmes raisons pendant des périodes allant jusqu’à trois mois, sans aucune procédure régulière, y compris des visites. »

Les manifestant·e·s détenus à la Cour de sûreté de l’État étaient accusés d’« atteinte au régime politique » en vertu du Code pénal. Les charges retenues contre les civils jugés par la Cour de sûreté de l’État au seul motif qu’ils ont exercé leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique doivent être abandonnées.

En outre, les autorités ont interdit les manifestations à proximité des zones frontalières avec les territoires palestiniens, sous prétexte qu’elles représentent une menace pour la sécurité nationale. Le 11 novembre 2023, les forces de sécurité ont arrêté à titre préventif environ 25 personnes qui prévoyaient d’organiser un sit-in près de la frontière pour des raisons de sécurité. Elles ont toutes été libérées sans avoir été inculpées le 23 novembre 2023.

Complément d’information 

La répression en cours s’inscrit dans une tendance démontrable de la Jordanie à étouffer les droits à la liberté de réunion et d’expression en s’appuyant sur des lois répressives. Lors d’une visite en Jordanie en septembre 2023, Amnistie internationale a noté que neuf militant·e·s, journalistes et autres ont été poursuivis parce qu’ils avaient critiqué la conduite et la politique des autorités, organisé des débats sur des sujets dits « sensibles » par le pouvoir et appelé à manifester contre le gouvernement. En 2023, les autorités, y compris les forces de sécurité et les tribunaux civils et militaires, ont mené des enquêtes ou poursuivi au moins 43 personnes en raison de publications en ligne, au titre de lois vagues et abusives, telles que la Loi sur la cybercriminalité de 2015, la Loi antiterroriste et le Code pénal.