• 29 juin 2021
  • Türkiye
  • Communiqué de presse

TURQUIE | LA POLICE A FAIT UN USAGE ILLÉGAL DE LA FORCE CONTRE DES MANIFESTANT·E·S PACIFIQUES LORS DE LA MARCHE DES FIERTÉS À ISTANBUL

Amnistie internationale condamne l’interdiction infondée et arbitraire pour la sixième année consécutive de la marche des fiertés d'Istanbul, en violation flagrante des droits à la liberté de réunion pacifique et d’expression, et condamne l’utilisation de la force inutile et excessive contre les participant·e·s samedi 26 juin, dans le quartier central de Beyoğlu. Les allégations de torture et de mauvais traitements doivent, dans les meilleurs délais, faire l’objet d’investigations indépendantes et impartiales et les représentants de l’État qui en sont présumés responsables doivent être traduits en justice dans le cadre de procès équitables. Amnistie internationale demande aux autorités turques de mettre un terme aux violations du droit de réunion pacifique et d’expression des personnes LGBTI et de leurs soutiens.

LA MARCHE DES FIERTÉS INTERDITE ILLÉGALEMENT, DES MANIFESTANT·E·S ARRÊTÉS

Chaque année, depuis 2015, la marche des fiertés à Istanbul est illégalement interdite et la police fait un usage illégal de la force et arrête arbitrairement des manifestant·e·s pacifiques. Cette année, le comité organisateur d’Istanbul avait informé les autorités de son intention d’organiser la marche dans les zones de rassemblement désignées dans le quartier de Maltepe, situé loin du centre-ville. Le 24 juin, le gouvernorat d’Istanbul a informé le comité organisateur qu’ils ne seraient pas autorisés à maintenir la marche dans cette zone désignée, au motif que « des provocations pourraient se produire, qu’il est nécessaire de protéger la paix et la sécurité des personnes y compris des participant·e·s, l’inviolabilité des personnes (…), la santé générale et la morale, les droits et les libertés d’autrui, et en raison de possibles violences et actes de terrorisme et pour la prévention des incidents de provocation ». Le 25 juin, le comité organisateur de la marche des fiertés d’Istanbul a annoncé qu’elle aurait lieu place Taksim.

Quelques heures avant la marche, qui devait démarrer à 17 heures heure locale, la municipalité de Beyoğlu a publié un communiqué de presse annonçant l’interdiction au motif que « les activités annoncées peuvent aller à l’encontre du principe et de l’indivisibilité de l’État, de l’ordre constitutionnel, de la santé générale et de la morale », ou par souci de protection des droits et des libertés d’autrui et pour prévenir la commission de crimes relevant des articles 10 et 17 de la Loi n° 2911 sur les rassemblements et les manifestations, de l’article 32 de la Loi n° 5442 sur l’Administration provinciale et dans le contexte des mesures liées à la COVID-19.

Selon des témoins, dont des avocats qui étaient sur place pour observer la situation et proposer une aide juridique à tout participant de la marche des fiertés qui en aurait besoin, l’intervention de la police a débuté vers 15 heures sans aucune annonce ni avertissement rue Mis, une petite rue piétonne qui donne sur l’avenue Istiklal. Des rangées de policiers antiémeutes, casqués et portant des boucliers, forçaient tous ceux qui étaient sur leur passage à descendre la rue, une tactique appelée « balayage », puis retournaient en haut de la rue pour recommencer. Selon un défenseur des droits humains témoin d’un recours excessif à la force, les policiers antiémeutes ont tiré des gaz lacrymogènes et des balles en plastique sur les manifestant·e·s et d’autres personnes lorsqu’ils redescendaient la rue, cette fois-ci en tentant également d’embarquer des personnes assises dans les cafés le long de la rue ou se tenant simplement sur le trottoir. Ce défenseur des droits humains a lui aussi été extirpé d’un café, s’est retrouvé avec d’autres au milieu de plusieurs policiers antiémeutes qui les poussaient et les bousculaient, et a comparé son expérience à celle d’une balle de flipper, qui a fini éjectée sur le côté. Environ 25 personnes ont été arrêtées de cette façon ; beaucoup d’autres ont vu leur téléphone saisi et les photos et vidéos supprimées si elles ne pouvaient pas présenter de carte de presse. D’après un avocat, tandis qu’ils essayaient de parler aux policiers pour tenter de calmer la situation, un policier antiémeutes a plaqué une femme au sol et l’a arrêtée. Selon des témoins, personne n’a été autorisé à quitter la rue Mis avant 18 heures.

Un autre avocat a déclaré à Amnistie internationale qu’ils ont été poussés, bousculés et empoignés par des policiers, même après avoir montré leur carte professionnelle. Il a indiqué qu’ils étaient couverts de bleus et avaient été harcelés verbalement et physiquement. Il a ajouté que Sera Kadıgil, députée de l’opposition, membre du Parti des Travailleurs de Turquie (TIP) qui se trouvait rue Mis, a également été victime d’un usage excessif de la force. Un autre avocat aurait eu des os fracturés au niveau des pieds.

Bülent Kılıç, journaliste à l’AFP a lui aussi été arrêté avec violence alors qu’il prenait des photos de policiers antiémeutes usant d’une force excessive contre les manifestant·e·s. S’adressant aux médias, Bülent Kılıç a raconté qu’un policier l’a saisi par le poignet et l’a frappé au visage avec son appareil alors qu’il prenait des photos. Bülent Kılıç lui a demandé de se calmer. En réponse, le policier a demandé à voir sa pièce d’identité. Alors qu’il plongeait la main dans son sac pour sortir sa carte, il a été traîné par plusieurs policiers ; l’un d’entre eux a attrapé son appareil et l’a jeté par terre. Bülent Kılıç a ensuite été plaqué au sol par quatre policiers, dont un qui appuyait son genou sur sa nuque. Il avait énormément de mal à respirer. Photographe expérimenté qui couvre les conflits armés, Bülent Kılıç a comparé ce qu’il a vécu et les risques qu’il a pris à son expérience dans les zones de guerre.

Plusieurs images qu’Amnistie internationale a pu voir corroborent le récit de Bülent Kılıç concernant son arrestation : on peut clairement voir un policier poser le genou sur sa nuque alors qu’il est plaqué au sol, face contre terre, les mains derrière le dos. Amnistie internationale considère que le traitement qui lui a été réservé s’apparente à de la torture ou à des mauvais traitements.

Comme si cela pouvait justifier cet usage clairement illégal de la force, dans un communiqué publié le 28 juin au sujet des circonstances de l’arrestation de Bülent Kılıç, la Direction de la sécurité d’Istanbul a déclaré qu’au moment de son arrestation, ils ne savaient pas que Bülent Kılıç était journaliste et ne l’ont su que lorsqu’il est arrivé à la Direction de la sécurité à Beyoğlu.

La police a interpellé au moins 47 personnes, dont deux mineurs, un avocat, un avocat stagiaire et le journaliste Bülent Kılıç au cours de cette journée, la plupart dans la rue Mis, mais aussi devant Noh Radio bar, dans le quartier voisin de Çukurcuma. Toutes ont été relâchées plus tard dans la journée.

LE DROIT À LA LIBERTÉ DE RÉUNION PACIFIQUE ET L’INTERDICTION ABSOLUE DE LA TORTURE ET D’AUTRES MAUVAIS TRAITEMENTS AU TITRE DU DROIT INTERNATIONAL

Le droit à la liberté de réunion pacifique est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH), ainsi que dans des traités majeurs relatifs aux droits humains auxquels la Turquie est partie, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), adopté en 1966, et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), adoptée en 1950. Ce droit est également garanti par la Constitution turque. La Convention européenne des droits de l’homme dispose que l’exercice du droit de réunion pacifique et d’association ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, « prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Comme le souligne le rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et d’association : « Les États ont pour obligation, en vertu du droit international relatif aux droits humains, non seulement de protéger activement les réunions pacifiques, mais aussi de faciliter l'exercice du droit à la liberté de réunion pacifique. » En 2020, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a adopté l’Observation générale n° 37 sur le droit de réunion pacifique (art. 21), déclarant que « la reconnaissance du droit de réunion pacifique impose aux États parties l’obligation corrélative de respecter et de garantir l’exercice de ce droit sans discrimination. Cela suppose que les États permettent la tenue de telles réunions sans ingérence injustifiée et qu’ils facilitent l’exercice du droit et protègent les participants. »[1]

Le droit international relatif aux droits humains interdit la torture et les autres mauvais traitements, et ce sans exception. Cette interdiction est inscrite dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et dans plusieurs traités régionaux et internationaux relatifs aux droits humains, notamment l'article 7 du PIDCP et l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. La Turquie est partie à ces quatre conventions internationales. En outre, l’interdiction de la torture est reconnue comme faisant partie du nombre assez restreint de normes particulièrement fondamentales, impératives et quasi immuables du droit international général (normes de jus cogens) – ce qui signifie qu’elle est absolue et que les États ne peuvent pas y déroger.

Amnistie internationale estime que l’interdiction de la marche des fiertés 2021 à Istanbul et l’usage de la force excessive qui a suivi, dont des actes de torture et des mauvais traitements, bafouent les obligations qui incombent à la Turquie au titre du droit international. Les autorités turques doivent cesser de commettre de telles violations et déférer à la justice, dans le cadre de procès équitables, les agents de l’État ayant perpétré des actes de torture ou des mauvais traitements et ayant fait usage d’une force inutile et excessive.